La modernité

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Essayons d’échapper à la polémique acerbe que peut légitimement susciter la parade provocatrice contre l’islam. Essayons de congédier les interprétations hâtives que la riposte polémique lève et nourrit. Ecoutons d’abord ce que la modernité dit d’elle-même, comment elle se définit. On souffrira toutefois de temps en temps que le regard extérieur se permette une petite remarque.

La “modernité” est un mot qu’on entend et qu’on écrit depuis la querelle littéraire entre Anciens et Modernes au dix-septième siècle d’une France triomphante. Depuis, et en prolongement de la Renaissance qui éveilla l’Europe de son assoupissement du Moyen Âge, la modernité est la façon d’être, de penser, de vivre, de se gouverner, de se repérer dans le monde, des Européens. Elle est la manière d’être socio-culturelle et politique, en opposition à un Moyen Âge autochtone et à un monde extérieur voué à la barbarie et, ultérieurement, à la colonisation, à la prédation et au sous-développement, et enfin aux gémonies. Parlant de modernité, la référence à une mémoire historique et à sa perception comme un progrès par une Europe moyenâgeuse est centrale.

Le dépassement et la sous-estimation d’un monde extérieur, voire le mépris et la désolante agression, sont les sentiments qui ont animé et qui animent toujours la modernité à l’encontre du monde déchu et impropre à la dignité moderne. Les réalisations scientifiques et techniques ont constitué, et constituent de plus en plus, l’argument massue de la supériorité du moderne sur l’archaïque autre. Elles sont l’argument massue ou la massue tout court pour justifier et prouver la nullité culturelle de l’autre, prétexte tout trouvé pour coloniser militairement et économiquement le monde Sud, ce monde marché et dépotoir des produits de la modernité où l’on jette pêle-mêle les déchets matériels, culturels ou résiduels, tous agents nocifs et polluants.

Je cite ici Alain Touraine, le sociologue français de grande renommée qui analyse et critique la modernité[1]. Celle-ci, selon notre sociologue, est la révolution de l’homme éclairé contre la tradition. La modernité est la sacralisation de la société, la soumission à la loi naturelle de la raison. La modernisation dans son acception occidentale est “l’œuvre de la raison elle-même, et donc surtout de la science, de la technologie et de l’éducation, et les politiques sociales de modernisation ne doivent pas avoir d’autres buts que de dégager la route de la raison en supprimant les réglementations, les défenses corporatistes ou les barrières douanières”.

Nous voilà donc de plain-pied avec une modernité éradicatrice, avec une idéologie moderniste qui appelle à “dégager la route” pour que “l’homme éclairé” dissipe les ténèbres de “la tradition”, tradition dont l’avatar actuel et les représentants aux yeux de l’Occident ne sont autres que ces “illuminés” d’un islam obscurantiste. Quand Touraine parle de l’archaïque par rapport au moderne, les adeptes inconditionnels et intégraux (intégristes ?) du modernisme, religion nouvelle, pensent à un islam qu.il faut dépasser et rejeter comme un archaïsme indigne et honteux.

La modernité est donc la “sacralisation” de la loi naturelle de la raison et la soumission à ses injonctions. Ce qui suppose que pour être moderne on doit se rebeller contre le sacré divin. Le modernisme idéologique se doit d’avoir pour but de dégager la route. C’est un violent réquisitoire du rationalisme contre l’irrationnel et un accablant argument de la technique scientifique armée et riche contre des traditions déguenillées. Dégagez ! Rompez ! Et les modernistes indigènes colonisables et toujours colonisés se cachent la face de peur que l’adjudant ne les prenne en flagrant délit de non-obéissance, de non-soumission, de non-conformité à la consigne.

L’islam est soumission à Dieu, soumission pacifique, non-violente envers autrui, non-arrogante, non-exterminatrice de l’identité d’autrui pour faire place nette et ouvrir le passage à un cortège majestueux et exclusif. L’amalgame peut vite être fait ; du moment qu’il y a soumission, autant se soumettre à la raison qui a fleuri et donné le fruit moderne : la démocratie. En démocratie, je me soumets à une loi à l’élaboration de laquelle j’ai participé, et non à un clergé despotique ou à un despote de droit divin.

On peut vite être tenté d’adopter ce raisonnement lorsqu’on se penche sur l’histoire tourmentée de l’époque décadente pendant laquelle les peuples musulmans ont subi l’oppression de régimes féodaux (et qu’ils continuent de subir). Cette oppression usurpatrice a récupéré l’islam Message, l’islam Loi de justice, l’islam soumission à Dieu et l’a dévié de son cours pour servir des ambitions de domination. On peut en être tenté lorsque d’un autre côté on voit le modernisme s’avancer sur la scène mondiale, se propulsant en pensée unique, sûre d’elle-même et étiquetant quiconque pense le contraire de réactionnaire barrant la route du progrès. A dégager, la piétaille marchant à contresens de l’histoire ! Table rase des archaïsmes traditionnels ! La belle logique, la souveraine logique triomphe : je pense donc je suis… seul à penser : je suis pensée unique !

L’Occident a pensé et vécu la modernité en tant que révolution contre son passé : le passé haïssable d’une conjuration entre l’Eglise et les princes soumis à l’Eglise et veillant sur les privilèges d’une féodalité réduisant les gens à la condition de serfs et de manants, taillables et corvéables à merci. La révolution d’une bourgeoisie, inondée des lumières du dix-huitième siècle encyclopédique, rationnel et naturaliste a fini par faire table rase de l’acquis cléricalo-féodal pour ne retenir que les valeurs fondées sur une démonstration de type scientifique.

Et Alain Touraine de conclure : “elle (la modernité) fait table rase des croyances et des formes d’organisation sociale et politique”.[2]

Une nouvelle pensée politique naquit qui remplace Dieu par la société comme principe de jugement moral :

“L’idée que la société est source de valeurs, que le bien est ce qui est utile à la société et le mal ce qui nuit à son intégration et à son efficacité, est un élément essentiel de l’idéologie de la modernité”.[3]

Confortée dans son rôle révolutionnaire par les nouveaux exploits scientifiques et techniques, la pensée moderniste s’installe dans sa maturité apaisée au dix-neuvième siècle scientiste et explorateur et se déclare définitivement naturaliste et évolutionniste, ne connaissant de divinité que la raison et n’acceptant d’allégeance qu’à la nature. “La pensée moderniste, écrit A. Touraine, affirme que les êtres humains appartiennent à un monde gouverné par des lois naturelles que la raison découvre et auxquelles elle est elle-même soumise. Et elle identifie le peuple à la nation, à un corps social qui fonctionne lui aussi selon des lois naturelles et qui doit se débarrasser des formes d’organisation et de domination irrationnelles qui cherchent frauduleusement à se faire légitimer par le recours à une révélation ou à une décision suprahumaine”.[4]

Extrait du livre : « Islamiser la modernité », pages 40-43


[1] A. Touraine, Critique de la modernité, éditions Fayard, Paris. Cité par D. Wolton dans Penser la communication, éditions Flammarion, Paris 1997, page 384.42.
[2] Ibid., page 384.
[3] Ibid., même page.
[4] Ibid., même page.

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