L’arbitrage suprême du Coran
C’est un grand drame que certains pseudo-oulémas en soient arrivés à prétendre que le Coran devrait être mis sur un piédestal inaccessible si nous voulons préserver la foi. Quel détestable mimétisme intellectuel que celui qui se cachait derrière des adages classiques tels que : « Penser donner une interprétation juste du coran est une erreur. Une erreur dans l’interprétation est une mécréance ».
En vérité, la Parole de Dieu était devenue étrangère à des cœurs fermés et à des esprits obnubilés par je ne sais quoi. On sentait dans cette assertion une sorte d’incapacité, voire d’impuissance finie à comprendre ce que prescrit ou défend Dieu. Cette formule consacrée signifiait, pour ses adeptes, que ce que l’on comprenait du Coran sans intermédiaire était faux même si en réalité la compréhension était tout à fait juste. Ils avaient des doutes simplement parce que leur interprétation ne trouvait référence chez aucune sommité jurisprudentielle attitrée qu’ils pouvaient mimer.
Nous assistons aujourd’hui à une position à l’antipode de cette attitude extrême d’ignorance. Celle d’un premier venu qui se targue d’expliquer le Coran à sa convenance en le soumettant, dans une légèreté totale, à des approches qui matérialiste, qui dialectique, qui statistique, qui structuraliste. Si les premiers respectaient tellement la Parole divine et avaient peur de l’erreur au point qu’ils en devenaient extrémistes dans la distance qu’ils s’imposaient envers le Texte, les modernistes permissifs le désacralisent au point de le réduire à un simple texte historique classé dans le registre de l’évolution idéologique arabe.
Nous concédons que l’arbitrage du Coran et la référence à lui ainsi que la soumission à son verdict tiennent du domaine de la foi et sont l’expression d’une doctrine. Il reste cependant nécessaire d’établir des frontières assurant sa protection et sa sacralité et d’exhorter à la prudence quand on s’y réfère ou qu’on en tire des déductions. Et ce, pour éviter les chutes abyssales de ceux qui ont tourné en ridicule les signes de Dieu et qui ressusciteront le jour du Jugement comme en ayant fait peu de cas et ayant détourné de Sa Voie. Est-il pire sort que celui-là ?
Les Compagnons étaient des arabes éloquents, maîtrisant parfaitement leur langue de façon innée, appréciant ses métaphores et ses allusions. Ils écoutaient le Coran, tout frais descendu dans le monde sensible, avec le respect et la révérence dus à la Parole du Seigneur des mondes. Leur cœur le recevait comme un baume très doux les oignant de sérénité et raffermissant leur volonté de se plier aux commandements divins.
À leurs oreilles et dans leurs esprits, ses versets résonnaient comme des injonctions, tenant lieu de lois sacrées, répondant à leurs questionnements du moment et orientant l’Effort collectif. Ils leur rappelaient les lois universelles établies par Dieu ayant régi les peuples avant eux et faisaient l’apologie du modèle des Prophètes et des Messagers. Ils appréhendaient le message coranique dans sa globalité et ne s’arc-boutaient point sur des détails s’ils ne servaient pas à déduire une règle ou une recommandation concernant la foi, le licite ou l’illicite. Une narration veut que Omar (une autre dit que c’est Abou Bakr) ait répondu à qui lui demanda ce qu’était que ce fruit désigné par ab[1] : « Ce (la rhétorique stérile, ndt) n’est pas ce pour quoi nous avons été sommés ».
Les Compagnons avaient une parfaite connaissance des raisons à l’origine de la descente des versets et des objectifs supérieurs de la Charia. Ils avaient aussi celle des us et coutumes arabes exprimés par leur culture orale, leurs attitudes et leurs humeurs ; ce qui leur permettait de bien cerner l’intimité de l’ennemi[2] contre lequel ils luttaient.
Ils maîtrisaient aussi le sens des différentes injonctions concernant les actes à exécuter, à abandonner ou autre. Ils ne devenaient cependant sûrs d’avoir bien compris qu’après avoir demandé maintes explications à l’Envoyé dont la fonction suprême assignée à lui par Dieu est de les éclairer. Ils s’abstenaient rigoureusement et craignaient plus que tout d’expliquer la Parole de Dieu selon leur propre avis.
Il nous est rapporté que lorsqu’Abou Bakr « le très confiant » fut questionné à propos d’un passage coranique (certains affirment que le sujet était le fameux fruit ab), il eut une parole qui resta gravée dans l’Histoire comme la marque du respect révérencieux qu’avaient les croyants dans leur cœur pour Le livre : « Quel ciel m’ombragerait et quelle terre m’accueillerait si je commentais des paroles de Dieu en évoquant ce dont je n’ai nulle connaissance ? »
Entre le fait de respecter le Coran, d’avoir des scrupules à son égard et celui de n’en tenir aucun compte et de s’en détourner, il y a une marge comblée par toutes sortes d’ignorants ou de prétentieux. Il faudrait aux dévoués à Dieu (joundou Lah) défendre fièrement le verbe coranique présent dans les objectifs principaux de la Charia toujours valables par la grâce de Dieu.
Quant aux cas particuliers litigieux, laissons la question en la matière aux spécialistes de l’Ijtihad en attendant que Dieu nous permette d’en faire une prérogative de la gouvernance comme le voudrait la méthode prophétique.
Le hadith qui a légitimé et sacralisé l’Ijtihad et en a fait un acte rétribué par Dieu, l’a lié à la gouvernance, que ce soit au niveau du juge ou d’un autre délégué de pouvoir. Il n’était pas question du petit jurisconsulte indépendant de tout pouvoir légitime suprême lorsqu’il dit :
« Si un fondé de pouvoir pratique un ijtihad dans le cadre de sa fonction et que son effort est dans le vrai, sa rétribution sera double (le jour du Jugement dernier, ndt), s’il le pratique et qu’il s’avère être dans l’erreur, il n’en aura qu’une seule ». (Rapporté par Boukhari et Mouslim).
La méthode initiée par le Prophète, l’Ijtihad, l’exercice du pouvoir selon les prescriptions de Dieu en matière de Concertation, d’Équité et d’Ihsane sont des recommandations coraniques explicites qui ne sont plus à démontrer tout comme n’est plus à démontrer leur statut obligatoire tant les prédécesseurs ont établi d’arguments en ce sens. Nous ne reviendrons pas sur cela, si Dieu veut, et celui qui chercherait à nous en dissuader renierait une vérité aussi éclatante que le soleil.
N’est-il pas dit dans le Coran : « Arbitre donc entre eux par le moyen que Dieu a descendu et ne suis pas leurs penchants, t’écartant de ce qui t’es venu du Véridique. À tous, nous avons établi une loi et une méthode. » ?[3] Ibn Abbas explique ce verset disant que : « La méthode est ce que la Sunna a initié. » et ce qu’elle a initié et mis en pratique des recommandations du Coran en tant qu’arbitre est : la Concertation, l’Équité et l’Ihsane.
Ce sont là les commandements donnés à l’Envoyé de Dieu et à ceux qui étaient avec lui et par conséquent des commandements qui nous concernent et qui concernent aussi les générations à venir, bénies par la grâce de Dieu et promises à un retour au modèle initié par le Prophète.
Les suivistes qui se sont couchés aux pieds de tel illustre ouléma mort et retourné à la miséricorde de Dieu, ne sont pas prêts à accorder, sans réserve aucune, valeur d’arbitre exclusif au Coran. Ils occultent ainsi la relativité de telle école jurisprudentielle ou de telle sommité imposées par le contexte historique et conditionnées par le pouvoir en leur temps. Ils font abstraction des intrigues ayant pu motiver l’ijtihad de la sommité en question concernant le politique, le social, la vie privée ou encore les querelles idéologiques qu’elle aurait eu à mener. Ils éprouvent de réelles difficultés à enjamber le prestigieux patrimoine culturel pour aller s’asseoir aux pieds de la chaire prophétique et écouter la Révélation dans sa fraîcheur et l’ordre clair intimant d’œuvrer pour le fait prioritaire requérant l’exécution et non la palabre stérile.
Tout en adoptant aveuglément le fruit de l’ijtihad de certains oulémas, ces suivistes font fi soit par naïveté, soit en toute bonne intention ou simplement par bêtise, des méthodes développées par ces prédécesseurs. Ils ne prennent en compte que la littéralité de la pensée de tel moujtahid, sa production ou ses fatwas, par bonne intention, par amour de la préséance ou tout simplement par désir de gain de cause en matière de rhétorique.
Ceux qui ont fait preuve d’Ijtihad avant nous défendaient des causes qui, aujourd’hui, sont peut-être obsolètes. Ils réagissaient par rapport à une réalité qui leur était contemporaine avec des intentions bien définies, dans un contexte d’affrontements précis, usant des moyens du bord, œuvrant en vue d’objectifs accessibles. Ils faisaient cet effort de réflexion dans un esprit de relativité, le situant forcément dans le temps et l’espace et bornant ainsi son importance. Ceux qui par la suite les ont copiés aveuglément ont fait de cet ijtihad une question d’absolu et lui ont accordé une importance que seuls le Coran et la Sunna explicite méritent.
Qu’il est curieux d’être coupé ainsi de la Parole divine par de simples thèses humaines ! Cela ne peut être excusé que pour de parfaits illettrés qui ignoreraient la sommation coranique, élémentaire pourtant, de consulter ceux qui maîtrisent la Révélation[4]. Cette voie conformiste est assurément la plus à même de mener à la sclérose extrême, à l’intolérance et à une pensée fermée. Puisse Dieu nous en protéger !
Évoquons un autre chemin, grand ouvert celui-là, sur la perdition et l’obscurantisme, menant au pays de l’anarchie, de l’instabilité et de la permissivité. J’ai nommé l’attitude consistant à mépriser le travail de recensement et de soubassement méthodologique en matière de hadiths, de droit islamique et de doctrine, menés par nos Imams prédécesseurs. Ceux qui l’empruntent n’ont d’autre choix que de s’en référer au Coran, seul garant de leur crédibilité auprès de la Oumma. Quant à la Sunna, ils la jaugent à l’aune de leur époque et de son actualité au lieu de jauger leur époque à l’aune de la Sunna dont la justesse confondrait les leurres contemporains. Ils prônent un ijma’ plus proche du référendum populaire que de l’avis d’experts agréés par la Oumma et un qiyas qui a des allures d’avis flous obéissant à des penchants subjectifs.
Les outranciers qui prétendent ne prendre en considération aucune la Sunna et pour lesquels le Coran est la seule source de vérité ne méritent pas qu’on s’attarde sur leurs thèses. Pas plus que nous ne devons nous attarder sur celles de la « gauche islamique » sous influence d’un athéisme occidental dominant. On n’y fait allusion que dans le but de signaler à tout musulman croyant en Dieu et en Son Prophète, que de telles approches sont erronées et malsaines. D’autres encore, ayant le même travers, prétendent servir le Coran en l’expliquant de façon « moderne », le soumettant à des méthodes propres aux sciences sociales.
Ne peut en appeler au Coran et s’en revendiquer, ne peut s’élever à la hauteur de sa compréhension, ne peut en préserver la sacralité, que celui qui en fait un printemps pour son cœur, une délectation pour son regard et une sérénité pour son âme. Cependant, il serait pertinent, même pour celui-là, de récolter le fruit des sciences des prédécesseurs pour le conforter et l’aider à mieux se centrer encore sur le Livre puisque toute discipline abordée par eux est à son service : elle est déduite du Coran, revient au Coran, émane du Coran, et la Sunna a valeur d’éclaireur sur son chemin.
Tels des papillons de nuit attirés par la flamme, ceux qui osent spéculer sur le Coran sans connaissance aucune, sont profondément imprégnés de philosophie, de laïcisme[5] et d’autres valeurs dictées par la culture athée. Ils se sont imbibés de ces valeurs oublieuses de Dieu autant celles d’Occident que celles d’Orient et s’en font les porte-paroles, vouant une admiration sans fin à la culture moderne et manquant du discernement nécessaire pour en déceler la borgnitude comme la perçoivent pourtant ses propres sages. Ainsi on les entendra qualifier le Coran d’écrit « culturel » ou « historique » ou encore de « manifeste révolutionnaire ». Coupés du divin et de la foi en la Vie Dernière, ils ont la perception tronquée du Coran comme étant un livre de légendes légué par les anciens et non comme la Parole de Dieu. La dénégation les empêche de le considérer comme un recours.
Le suivisme aveugle est également un obstacle qui coupe du Coran et ce n’est pas parce qu’il est personnifié par quelque preux savant qu’il en devient plus acceptable. Celui qui mime aveuglément les anciens s’enferme dans les geôles de leur pensée. Il s’empêche ainsi d’examiner la réalité actuelle à la lumière du Coran et de ce qu’il nous apprend sur les lois universelles de Dieu et l’interaction des humains par Sa volonté. Il ne peut plus évaluer correctement l’Effort, le partenariat et la communion indispensables aux croyants. L’« exhortation à l’acte louable et la réprobation du blâmable », la Concertation en mode de pouvoir, l’Équité en guise de pratique généralisée et l’Ihsane en guise d’objectif ultime ne signifient rien pour lui.
La vision de ceux qui miment est hélas obnubilée par les avis des oulémas, leurs abstractions, leurs différends. Ce qui a tôt fait de perdre les amateurs de cette littérature dans leurs illusions plutôt que de les orienter vers les objectifs premiers des auteurs, des muftis et de ceux qui ont fourni un ijtihad donné, objectifs tout à fait sensés et réfléchis pour leur époque. Ces amateurs vous ruminent des mots dont le sens s’est envolé. Eux-mêmes s’envolent facilement pour tournoyer dans les courants d’air de la palabre, enivrés d’avoir trouvé tel passage d’un ouvrage, ayant servi en son temps à lutter à juste titre contre quelque mal, pour en occire leurs propres adversaires ou ceux qui ont eu le culot de leur prodiguer conseil.
Le point de vue suiviste impose à l’esprit faible, schizophrène et chagrin, des images d’un passé révolu avec tout ce qui le caractérise comme faits et gestes qu’il transpose sur le monde actuel afin de prescrire au présent des musulmans des remèdes de fous et de prononcer des fatwas plus folles encore. Une pure contradiction et un vrai délire !
Toute mentalité aveuglée, soit par la dénégation de Dieu, soit par l’hypocrisie, soit par le conformisme jurisprudentiel buté ne peut concevoir le Coran comme souverain et arbitre. Elle ne peut percevoir l’exemplarité et l’exhaustivité de la Sunna qui conjugue l’Effort, la Concertation, l’Équité et l’Ihsane dans le cadre de l’Appel autant que de la gouvernance, et celui de la vie terrestre autant que de la Vie Dernière. C’est en fait une mentalité inapte à comprendre l’islam d’abord comme une soumission de notre être à Dieu le Très-Haut et qu’entre Lui et nous, il y a Sa glorieuse Parole par Son Envoyé transmise.
Nous ne serions pas soumis à Dieu si nous ne nous orientions pas avec persévérance vers cette Parole, ne l’écoutions pas et n’y obtempérions pas, la recevant perpétuellement dans la récitation, la souvenance et la méditation.
Quand bien même recourrait-on à une source authentifiée ou à un devancier reconnu pour son érudition, il faudrait toujours garder un œil sur le Coran, jugeant l’interprétation plutôt que l’interprète, considérant la prescription originelle avant la fatwa et, surtout, regardant vers le Prescripteur, glorifié soit-Il, avant la prescription. Les expériences de nos pieux prédécesseurs parmi les oulémas et leurs différentes tentatives d’exégèse et d’Ijtihad sont certes dignes d’enrichir les nôtres, de les corriger ou d’orienter notre interprétation mais à condition de toutes les jauger à l’aune du Coran.
Examinons à sa lumière leur origine, leur enchaînement, la diversité de leurs formes et de leurs méthodes à travers le temps. Examinons de même l’influence des remous de la vie publique sur leurs interprétations ainsi que le flux et reflux que celles-ci ont pu subir et les conséquences positives ou négatives de leur mise en pratique. Le Coran en arbitre, interrogeons ces différentes expériences et ces efforts d’Ijtihad sur le sort de l’Équité exigée par Dieu. Quid aussi de la Concertation ? Quid de l’Ihsane ? Quelle place prennent ces éléments dans la compréhension de telle école juridique, l’attitude de telle faction ou le despotisme de tel pouvoir ?
Extrait du livre : « Histoire et Droit musulmans », Pages 45-54.
[1] Cité dans le Coran dans un verset décrivant le Paradis.
[2] L’auteur fait allusion aux tribus hostiles (principalement la tribu des Quraychites dont est originaire le Messager) qui livrèrent une guerre sans merci à l’Islam naissant.
[3] Sourate 5 « La Table », Verset 48.
[4] L’auteur fait allusion au verset : « Demandez aux gens de la Révélation si nous ne savez pas ». J’ai utilisé « gens de Révélation » pour traduire « Ahlou addhikr » plutôt que de traduire par « les gens de la souvenance ». Et ce, parce que le Coran est aussi désigné dans la langue arabe par le Dhikr et que la Révélation implique la souvenance et pas l’inverse. D’autre part cela est plus adéquat dans le contexte.
[5] L’auteur ne fait pas allusion à l’appréhension classique de la laïcité qui consiste à faire la part entre la religion et l’État afin de protéger les minorités et la liberté de culte. Dans d’autres de ses écrits il conçoit une séparation de l’Appel et de l’État. Les contextes sont certes très différents et le sujet complexe, il ne peut être traité en profondeur dans ce report, mais c’était pour souligner que la critique qu’il fait de la laïcité devenue laïcisme concerne plutôt ce désir de transposer une histoire exogène à une réalité qui n’y correspond pas. La laïcité est devenue laïcisme, et ce de plus en plus, en ne respectant pas ses engagements historiques d’origine et s’en trouve très dépréciée puisqu’elle est devenue une religion d’État à deux-poids-deux-mesures.