La démocratie, quelle démocratie ?
La démocratie ! Le mot enchanté, le mot-clef, le mot solution de tous les problèmes !
La démocratie est le corps du délit perpétré en Algérie : on a tué la démocratie par pitié euthanasique de peur que ces ennemis de la démocratie que sont les barbus fanatiques et les femmes en tenue bizarre ne lui fassent outrage.
La question simple et percutante que les démocrates laïques (je précise démocrates laïques, car il y a des laïques qui ne sont pas démocrates) posent aux islamistes est celle-ci : êtes-vous pour ou contre la démocratie ?
La réponse simpliste et réactionnelle va être un “pour” nuancé ou un “contre” catégorique. La démocratie, laïque d’essence et de naissance, mérite de notre part une réponse plus nuancée, et notre distinguo n’est pas une façon d’esquiver la question. L’opposition d’une question à une autre peut être adéquate lors d’une controverse chaude dans les media : êtes-vous, vous autres laïques, pour ou contre l’islam ? Mais une discussion sérieuse, un dialogue de négociation visant à une compréhension mutuelle doit poser la question posément et dans la sérénité.
Un islamiste tant soit peu alerte ne se laissera pas coincer en niant l’importance de la démocratie en tant que système et procédure pour gérer les conflits sociaux, et un laïque aspirant à gagner les faveurs d’un électorat musulman ne va jamais scier la branche sur laquelle il est assis en avouant qu’il est contre l’islam. Le laïque modéré peut répondre sincèrement qu’il est pour l’islam, entendant l’islam comme une religion parmi les religions et la religion comme une affaire privée qui n’a rien à voir avec la politique.
Au lieu de monter en épingle les déclarations d’un islamiste fougueux et pris dans le feu de la controverse et de prendre sa riposte du tac au tac comme un décret de tribunal, demandons aux islamistes de nous exposer calmement en quoi la démocratie dérange l’absolu islamique. Au lieu de se laisser mesmériser par la démocratie, oiseau mythique dans nos parages, oiseau battant de l’aile dans sa patrie d’origine, un démocrate doit s’ouvrir démocratiquement sur l’autre et non imposer son absolu aux autres, son idée unique à l’autre.
Commençons notre discussion en écoutant le témoignage de démocrates authentiques parlant de l’idéal démocratique et de ce qu’il en est advenu. Paul Thibaud, ancien directeur de la revue “Esprit”, relativise la démocratie et montre la dégradation de l’idéal démocratique :
“Pierre Manent, écrit-il, a remarquablement montré ce relativisme moderne. Il montre que ce relativisme a commencé par détruire la religion, qu’il détruit actuellement la politique et qu’il n’existera plus bientôt que cette forme dégradée de la politique qui s’appelle la gestion qui, elle, n’a pas de rapport avec les valeurs mais simplement avec l’ajustement des faits, des demandes et des capacités. La politique gestionnaire serait l’aboutissement de la dégradation du statut de la vérité dans la société démocratique”.[1]
La démocratie, dégradée chez elle au rang d’un savoir-faire gestionnaire, tombe de très haut :
“La démocratie, écrit notre auteur, n’est pas sceptique, elle a un fondement éthique très fort, mais cette démocratie est toujours portée à ignorer, à recouvrir son fondement éthique. Il y a dans la démocratie un mécanisme qui la pousse à l’ignorance de son propre fondement”.[2]
Il n’est pas dans notre intention d’ouvrir le procès de la démocratie. Il nous suffit ici de noter que la démocratie est, de naissance, libération de tout absolu qui ne soit pas le sien, ennemie de toute éthique qui diffère de la sienne. Cet exclusivisme radical qui se cache derrière la tolérance démocratique, le pluralisme démocratique.. etc…, est un mécanisme virulent qui tourne la démocratie contre elle-même et qui la pousse à détruire son propre fondement éthique.
Dégradée en opérationalisme gestionnaire et érodée par le frottement de ses propres mécanismes, la démocratie est en passe, chez elle, de perdre pied en perdant sa moralité. L’aura qui illuminait son front jadis n’existe plus que dans l’imagination des nouveaux fans de chez nous.
Ecoutons le professeur Jean-Marie Guéhenno critiquer la démocratie tombée en déshérence chez elle et dont les neveux de chez nous tentent de recueillir le pactole. La vieille tante qu’on croyait riche comme Crésus n’est même pas solvable.
“Qu’on ne s’étonne pas alors, écrit notre critique, si dans les démocraties ‘avancées’ les électeurs votent moins, tandis que la plupart des hommes politiques perdent le respect de leurs concitoyens, le Japon étant sur ce point comme sur d’autres à la pointe de la modernité. L’homme politique dont rêvaient les philosophes des lumières devait être l’accoucheur de la vérité d’une société (…). Mais pour entretenir une telle ambition, la recherche collective et démocratique de l’intérêt général, il fallait faire le pari que chaque homme est capable de porter en lui la vérité, et donc de la reconnaître”.[3]
Du moment que les citoyens des pays démocratiques ont renoncé à toute vérité même à la vérité sociale de l’intérêt général, la démocratie qui a formé le citoyen égoïste perd son titre au respect du citoyen comme une non-vérité.
Notre critique qui annonce la fin de la démocratie cherche le moyen de trouver un nouveau souffle à la démocratie en la relativisant comme une petite vérité à côté de tant d’autres vérités. Le statut de vérité absolue et la toque majestueuse avec laquelle les neveux veulent parer la vieille dame ne conviennent plus à son état de dégradation avancée.
“On s’explique, écrit J. M. Guéhenno, que le Japon, parce qu’il est le modèle le plus achevé de ce monde où la règle remplace le principe, puisse à la fois s’imprégner des autres civilisations et leur rester parfaitement imperméable (…). Car il accepte d’autant plus facilement la ‘vérité’ des autres qu’il n’a pas à renoncer à la sienne. En fait de vérités, il n’y a que des méthodes, des modes d’emploi (…). Toute règle qui ‘fonctionne’ mérite d’être prise en considération.
“…Nous avons perdu, avec l’évidence de la nation et du territoire, ce socle de principes qui nous constituait en société. Tout au plus pouvons-nous espérer, imitant les Japonais, trouver dans la mémoire et les rites le reflet pâli d’une société qui n’est plus”.[4]
En perte de principes et à la dérive, la modernité démocratique ne reconnaît plus de mérite qu’à ce qui “fonctionne” et donne des résultats. La façon de procéder de la démocratie peut-elle répondre à notre besoin de gérer le pouvoir sans nous faire perdre notre âme et sans nous ravaler au point où en sont les sociétés modernes “avancées” qui cherchent quelques bribes de vérité pour s’assurer que leur déclin moral n’est pas consommé ?
Extrait du livre : « Islamiser la modernité », pages 109-118.
[1] La société en quête de valeurs, opus cité, page 200.
[2] Ibid., page 201.
[3] La fin de la démocratie, opus cité, page 54.
[4] Ibid., pages 55-56.