Nécessité d’une pensée méthodique

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Les défenseurs de causes trompeuses telles que le libéralisme, le socialisme, le nationalisme, le gauchisme islamique ou ceux de combinaisons vaseuses entre ces genres, ont une logique claire, que ce soit dans l’analyse de la réalité et sa critique ou dans celle de l’Histoire et l’élaboration précise d’un projet d’avenir possible. Quant à nous[1], nous restons dans les généralités de nos nobles revendications exprimées par d’impétueuses émotions et l’aspiration sincère à un lendemain de splendeur pour l’Islam. Ce sentimentalisme benoît enrobe l’opinion que nous nous faisons de notre propre Histoire d’un fin voile tout en indulgence.

Ainsi, certains parmi nous considèrent l’époque de Haroun al Rachid[2] comme modèle idéal. Ils ne se doutent pas un instant que cette monarchie, magnifique certes à l’aune de la vie ici-bas, est illégitime à l’aune de l’islam et n’est, selon les dires de l’Envoyé de Dieu, qu’un pouvoir absolutiste que sa nature décrédibilise et qui n’a aucune valeur.

La profonde tristesse que suscite en nous le fragile présent des musulmans nous pousse ainsi à invoquer la notion de « puissance d’État » (chawkat al islam)[3], expression initiée en son temps par Abu Hamid Al Ghazali[4] pour justifier sa défense du « suppléant » (khalifa) abbasside Al Mustazhir.

Nous invoquons ce temps de puissance du pouvoir pensant ainsi prendre revanche sur un présent où nous sommes l’insignifiance même. Nous ne nous doutons pas qu’en encensant le pouvoir despotique d’antan nous soutenons la dictature d’aujourd’hui et qu’ainsi nous œuvrons à effacer les traces de la guidance et du testament prophétiques.

Ce sont pourtant là les seuls vrais repères théoriques et pratiques et les modèles à suivre si nous comptons faire rupture avec notre lamentable état de fait. Il nous faudrait, pour cela, renouer avec la méthode prophétique, nous agripper à son enseignement afin de scruter l’Histoire d’un regard critique et découvrir les hiatus qui ont conduit à l’affrontement entre le Coran et le pouvoir. Quand l’épée a-t-elle donc pris le dessus ? Quand l’esprit de Concertation et d’Équité a-t-il été banni ? Quand l’Ihsane a-t-il disparu ?

Il nous faudrait comprendre comment le droit et la jurisprudence se sont émiettés et pourquoi la Oumma a été amenée à s’effriter, à devenir d’abord proie facile pour les colonialismes puis ensuite à en subir leurs fondés de pouvoir locaux diaboliquement pervers. Il nous sera donc indispensable d’établir des règles solides basées sur le Coran et la Sunna sachant que l’affect débridé est une folie et que nos pieux prédécesseurs, ayant vécu otages impuissants des pouvoirs despotiques puis dictatoriaux, ne nous ont légué que des éclats de connaissances qu’aucun projet intégral ne relie.

Le discours sur la gouvernance et son pouvoir était chose impensable à l’ombre de l’épée. Il n’était donc pas possible de le maîtriser ou de le divulguer sauf dans le cadre de « règles à recommander »[5] pour le système en place, en l’évoquant en des termes des plus respectueux. On ne pouvait se mêler des « jardins secrets » des palais que pour en parfaire l’harmonie en exhortant les princes aux vertus et aux bienfaits d’une attitude paternelle envers les peuples !

La méthode initiée par le Prophète est nécessaire pour expliquer l’Histoire et la réalité actuelle et pour avoir vue sur l’avenir. Elle l’est aussi pour établir une feuille de route islamique prenant en compte et l’Appel et l’État sur les volets éducationnel et organisationnel ainsi que sur celui de la percée[6] sur le terrain. Cette méthode est indispensable pour coordonner l’Effort[7] à fournir avec le droit islamique, recenser les atouts de cette Oumma aspirant à l’union et pouvoir créer les conditions de cette union et de cette remise à neuf. Les luttes politiques endogènes et exogènes avant, pendant et après cet « éveil collectif à l’Effort »[8] (qawma) devraient s’en référer aux orientations prophétiques qui ont clairement mis en garde contre le despotisme et la dictature.

Nous pourrions ainsi enjamber les systèmes de la fitna[9] pour renouer avec le modèle initié par le Prophète, basé sur la Concertation, l’Équité et l’Ihsane. Faute de cela, nous resterions encore longtemps à nous bercer d’un espoir nostalgique de la magnificence abbasside et de la puissance d’État des Ottomans. Ce serait demeurer prisonniers de notre inculture historique et de notre déni de l’incorruptible testament : celui qui promet un second retour aux sources dans la continuité et l’agencement particulier de la méthode prophétique.

Notre but n’est point de déprécier la puissance passée des rois musulmans, surtout qu’ils ont eu le mérite de défendre leurs territoires. Il n’est pas dans notre intention de stigmatiser des personnes dont certaines étaient vraiment pieuses et d’autres moins. Nous visons plutôt le système de gouvernance dont nous voulons refaire l’Histoire, usant des critères de l’islam, sans être influencés par le modèle du nationalisme arabe tout en prétentions et en fanfaronnades.

J’utilise le concept de qawma au lieu de thawra pour désigner un terme complexe dont la signification alignerait les mots « renaissance », « éveil », « motivation », « mobilisation » et « percée ». J’use de ce concept m’inspirant de la parole de Dieu : « Quand le serviteur de Dieu se leva pour L’invoquer… »[10]. Notre qawma devrait s’inspirer de la pédagogie prophétique afin de réaliser un retour à ses sources et dépasser l’absolutisme et la tyrannie. Toute chose passerait au crible d’une approche méthodique et analytique inspirée du parcours des Messagers que vint parfaire et couronner celui du Prophète Mouhammad.

Extrait du livre « Histoire et droits musulmans », Pages : 25-29.


[1] Le commun des musulmans.
[2] Le plus célèbre des califes, celui qui a inspiré le conte des mille et une nuits.
[3] Ce terme arabe désigne la puissance militaire de préservation de l’unité nationale. Ce concept a souvent été utilisé comme alibi pour légitimer les excès du pouvoir. Il a été évoqué pour la première fois par l’Imam Al Ghazali. Plus loin, le même terme est utilisé pour désigner la puissance ottomane (Cf. infra).
[4] Célèbre théologien du 11ème siècle. « Algazel » pour l’Occident du moyen-âge.
[5] Ce concept a été évoqué pour la première fois par Al Mawardi dans son livre « statuts gouvernementaux » qui est un traité de droit sur et pour les gouvernants leur donnant des recettes sur le comportement à avoir dans un certain nombre de situations.
[6] J’utilise, faute de mieux, « percée » pour le terme arabe zahf, substantif du verbe zahafa à la polysémie des plus riches. L’auteur ne retient en aucun cas son acception militaire mais bien celle qui traduit un mouvement de masse venant après un travail assidu sur le terrain, un réveil des consciences et une adéquation avec la réalité en vue d’un changement tous azimuts. Ce mouvement de masse bannit définitivement la violence mais mise sur la force du volontarisme.
[7] Je traduis par Effort (majuscule) le mot Jihad que l’on a vite fait de transposer en « guerre sainte ». Ce qui est bien sûr tout à fait erroné puisque Jihad veut dire faire effort constant dans le Bien et dans tous les domaines dont celui de la guerre qui ne peut avoir lieu qu’en cas de défense et non d’invasion. Je parle bien sûr de l’islam originel et non de celui que le pouvoir a usurpé et dont la lettre présente fait cas et qui a détourné le sens de Jihad.
[8] J’utilise cette expression pour traduire un concept propre à l’auteur et qui a longtemps prêté à confusion dans les approches journalistiques : la qawma, qui traduite à la va vite, donne « révolution », ce que l’auteur a précisément voulu éviter pour se démarquer de la violence et de la rupture trop brutale générée par toute révolution. Il utilise qawma par opposition à thawra (qui lui signifie bien révolution) dans la mesure où la qawma est un processus progressif basé sur un « éveil des consciences » par une relecture de l’Histoire et par un renouveau spirituel qui génèreraient une éducation responsable et motivée menant vers une résistance pacifique au pouvoir et aboutissant à un changement de société, reprenant le flambeau des enseignements prophétiques. La qawma vient du verbe qaama qui signifie « se mettre debout ». Elle signifie donc « se réveiller à l’Effort ». L’auteur donne lui-même une explication sur ce terme un peu plus bas.
[9] Le concept islamique de fitna est, sur le plan social, un état de fait où le Mal et le Bien s’enchevêtrent et où la pratique de la foi en devient plus difficile. Écrit avec un F majuscule, la Fitna désigne la période historique survenue après l’assassinat d’Othmane (3ème successeur du Prophète), marquée par un affrontement interne puis par des scissions idéologiques. Sur le plan mystique plus proche de l’étymologie du verbe fatana qui signifie « passer au feu le métal précieux pour le débarrasser de ses scories » le concept fait allusion à l’épreuve de la vie sur terre. Celle-ci est une étape à surmonter dans la foi et la pratique afin de gravir les échelons de la spiritualité d’origine et de mériter la félicité.
[10] Sourate 72 « Les djinns », Verset 19.

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