la Choura

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Choura est le nom de notre “démocratie”. Que ne ferait-on pour se faire comprendre par un francophone qui n’a de repères que sa culture occidentale fermée à toute idée, à tout vocable ayant d’autres racines ? Que ne ferait-on pour se faire comprendre d’esprits mystifiés et aliénés par une culture laïque ingurgitée de gré ou de force et assimilée au point de devenir la base même du métabolisme culturel de certains ? Au point que toute idée, toute notion ne faisant pas référence au syllabus laïque est pour eux une simple divagation sécrétée par des cerveaux dérangés.

La choura est donc “notre démocratie” en attendant plus ample explication, en attendant surtout que l’expérience démontre l’inanité des tentatives avortées d’acclimater la démocratie occidentale laïque dans un milieu élevé dans la foi. Que ne ferait-on pour démystifier l’occidentalisation sournoisement entreprise par la modernité laïque envahissante ?

Déjà au niveau étymologique, les deux termes “démocratie” et “choura” jurent leur différence radicale ; dêmos et kratos sont les deux racines grecques de “démocratie” qui signifient successivement “peuple” et “pouvoir”, démocratie veut dire donc étymologiquement “pouvoir du peuple”, c’est-à-dire la capacité souveraine des élus représentants du peuple de légiférer à leur guise sans en référer à aucune autorité supérieure. Alors que “choura” en arabe est le mot employé dans le Coran pour signifier “consultation”, c’est-à-dire effort d’interprétation, d’adaptation et de compréhension pour mettre en pratique la Loi révélée que les hommes n’ont pas le droit de changer.

Choura et démocratie appartiennent chacune à un référentiel radicalement différent, l’itinéraire historique de la démocratie, mot et pratique grecs, est tout autre que celui de la choura. La première commence à Athènes la païenne et finit dans les sociétés modernes “avancées” sous forme d’une pratique laïque, athée et immorale, alors que la seconde a pris son départ à Médine la pieuse et resta lettre morte pendant près de quatorze siècles. Elle est aujourd’hui à la fois une exigence vitale pour les musulmans et un ordre divin présent dans le projet islamiste et qu’il s’agira de remettre en pratique selon une procédure à inventer ou à emprunter à la sagesse des peuples.

Pour mettre en pratique la choura, les peuples musulmans jusqu’ici résignés et obligés de consommer les produits des autres, y compris les produits culturels, doivent secouer le joug de la vassalité docile aux normes modernes importées pour embrasser les principes normatifs de la Loi islamique.

Le poids d’une longue histoire de dictature, comme l’oppression qui s’exerce actuellement sur les musulmans, pèsent lourdement sur les consciences et sur le quotidien politique et social. La forme que prit la dictature chez nous a varié, du califat héréditaire aux régimes “progressistes” plus récents ; l’oppression actuelle s’exerce au nom de quelque démocratie cosmétique que le microcosme politique laïque n’arrive plus à commercialiser malgré le carnaval des campagnes électorales. La répétition du carnaval et des surenchères mensongères ont largement contribué à révéler au peuple le visage hideux du grand mensonge : désormais le peuple déchiffre aisément le jeu hypocrite d’une classe politique qui a perdu toute crédibilité, jeu apprêté et remis au goût du jour à l’occasion de chaque réformette constitutionnelle.

Personne n’ose remettre en question la “démocratie” octroyée ; écrasé qu’il est sous le poids de l’analphabétisme et de la misère, le petit peuple subit et se tait, la société civile ne demande de compte à la “démocratisation” que sur le chapitre des échéances : on a hâte de voir le bout d’une transition qui fait miroiter sans fin l’éden démocratique.

Les islamistes éprouvent, quant à eux, de sérieuses difficultés à faire comprendre aux démocrates laïques que la règle de jeu démocratique qu’on essaye d’imposer aux peuples musulmans ne prendra jamais racine tant qu’elle restera en porte-à-faux avec la Loi coranique. Comment expliquer aux laïques bien de chez nous et “tous musulmans” que la démocratie occidentale ne peut être appréhendée en dehors de l’itinéraire historique qui l’a vue naître et évoluer ? Dans quelle langue leur expliquer que la choura, jusqu’ici mise en veilleuse, ne peut être abstraite de son contexte coranique ?

Dans la sourate ach choura, le politique est indissociable du social et celui-ci fait partie intégrante du religieux ; d’où l’ineptie laïque qui veut que le domaine du pouvoir et de son organisation soit séparé des préoccupations religieuses. Tout comme un esprit formé à l’école laïque s’étonne du “mélange” islamique, nous nous étonnons de la bizarrerie qui sépare la vie privée de la vie publique et la mosquée du parlement.

Dans le contexte coranique de la choura, on remarquera l’articulation organique des devoirs et des vertus personnels, sociaux et politiques, devoirs et vertus solidaires, indissociables et se soutenant les uns les autres. Voici le contexte coranique de la choura : “Pour important que soit le don que vous avez reçu, il n’est que jouissance de la vie ici-bas. Ce qui vous attend auprès de Dieu est meilleur et plus durable si vous êtes du nombre de ceux qui sont fidèles à leur Seigneur et qui s’en remettent à Lui (Lui faisant confiance). Ceux qui évitent de commettre des péchés graves et des infamies, qui pardonnent même dans le courroux. Qui répondent à leur Seigneur, font leur prière, soumettent leurs affaires à la consultation mutuelle(choura), font bonne dépense de ce que Nous leur attribuons (de biens). Qui, devant l’injustice à eux faite, ripostent et se défendent”.[1]

La “consultation mutuelle” est insérée entre neuf vertus-devoirs qui caractérisent la pensée, le sentiment et le comportement du fidèle accompli et ceux de la communauté des fidèles. La fidélité à Dieu est inséparable de l’obéissance à Ses ordres, l’abstention du mal est le corollaire de la tolérance et du pardon, l’appel de Dieu s’entend cinq fois par jour par la voix du muezzin et la réponse diligente du fidèle se dirigeant à la mosquée est un devoir-vertu placé sur le même plan que la choura, le don et la bonne dépense équilibrent l’attention du fidèle jaloux de ses droits et toujours prêt à résister et à se défendre contre les injustices.

Le tout se tient, et on ne peut extraire la choura de son contexte moral et spirituel, n’en déplaise à d’aucuns.

La démocratie moderne se sent et se dit, par la bouche et sous la plume des meilleurs de ses enfants, en grand besoin d’être moralisée ; c’est que, dès sa naissance, elle n’avait pas de socle moral, pas de vérité absolue : la pousse devait inévitablement un jour contracter quelque parasite et se faner.

Transplantée sur un terrain étranger, comme dans nos sociétés où elle se trouve dès le début tiraillée entre deux cultures, la démocratie refuse de prendre racine et rien n’y fera ; ni le “code de l’honneur” cérémonieusement signé ni les réformes hâtives et les constitutions dont la rédaction est confiée aux théoriciens occidentaux. Ces engrais importés s’avèrent impuissants à rendre comestible et saine la plante démocratique dans un univers qui ne la reconnaît que du bout des lèvres et comme un slogan bon à consommer périodiquement lors des “échéances”, mot-fétiche dont on use et abuse comme si les mots creux pouvaient cacher la réalité.

En transposant le mot “démocratie” dans l’espace et dans le temps et en essayant de faire le parallèle entre démocratie et Choura on ne fait que passer en fraude un oiseau promis à une mort certaine dans un climat qui n’est pas le sien. L’anachronisme temporel comme le dépaysement climatique qu’on fait subir au mot et à la notion de choura en la comparant à la démocratie moderne sont les moyens sûrs d’exiler la choura dans un ghetto de confusion et d’équivoque pour pouvoir introniser chez nous un subterfuge de démocratie alors que les procédures démocratiques auraient pu être pour nous une école d’apprentissage. La démocratie aurait pu être une école d’apprentissage si elle n’était que procédure et si elle n’était avec la laïcité les deux faces de la même pièce de monnaie.

Extrait de « Islamiser la modernité », pages 309-313.


[1] Sourate ach choura,Versets 36-39.

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