Devoir-être

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Les sociétés humaines peuvent-elles changer d’orientation et maîtriser leur avenir ou sont-elles condamnées à subir le changement que leur impose la logique du progrès global du monde ? Autrement dit, les musulmans doivent-ils subir le modernisme comme une fatalité historique avec toutes les conséquences morales et sociales subséquentes, ou peuvent-ils se libérer de l’étreinte et des contraintes modernistes ?

La vision du monde et de l’homme en islam veut que l’homme ait dans cette vie-ci une mission et un devoir-être radicalement opposés à ceux que la vision moderniste lui assigne. L’individu dans les sociétés modernes est sa propre finalité, la satisfaction de ses désirs et de ses besoins est la raison d’être de la société et son devoir-être se résume à un respect du droit et des lois régulant la vie sociale en perpétuel changement.

Les valeurs morales n’ont qu’une incidence marginale, sinon nulle, sur la marche et l’organisation des sociétés avancées, alors que l’idéal de la société islamique à reconstruire considère les valeurs morales et spirituelles à la fois comme moteur et comme finalité, comme raison d’être du projet individuel et collectif.

L’islam pourra-t-il relever le défi de s’approprier les moyens modernes du développement et des sciences sans perdre son âme ou sera-t-il obligé, sous la contrainte économique et politique de la mondialisation, de suivre la marche du monde et d’abandonner sur le chemin l’essentiel de son projet ? La souplesse et l’adaptabilité au nouveau étant les caractéristiques de toute société avancée et la rigidité et la fixité les synonymes de la mort, il faudra veiller à ce que le changement des conditions matérielles de la vie ne fasse changer de cap le cheminement du musulman et ne tue son âme.

L’analyse sociologique moderne reconnaît à l’idéologie une certaine influence sur l’orientation des groupements humains, influence de moins en moins certaine à mesure que les valeurs de marché supplantent les autres valeurs. Le Coran pose comme condition du changement, en bien ou en mal, la transformation psychologique et intentionnelle des gens.

Nous allons avoir un aperçu sur la notion centrale de l’idéologie moderniste : l’individu, et sur celle de l’idéal islamique : le fidèle préoccupé de son Devenir et occupé à se perfectionner moralement et spirituellement en faisant bonne œuvre.

Le changement de la société individualiste répond dans une large mesure, aux desiderata et aux revendications matérielles de l’individu alors que le changement islamique idéal devra se faire en résistance continue contre les dérives matérialistes égoïstes et en fonction des aspirations spirituelles du fidèle.

Le Robert donne la définition suivante de l’individu : “l’être humain en tant qu’unité et identité extérieures, biologiques ; en tant qu’être particulier, différent de tous les autres”.

C’est donc un être qui se souligne avant tout par sa qualité d’être biologique à l’identité unique et particulière. Son passeport dans la vie est son individualité biologique avant toute autre chose. L’individu a acquis dans les sociétés occidentales des droits substantiels, droits naturels inaliénables dus à sa dignité d’être vivant et arrachés à la société au prix de luttes historiques acharnées et de révolutions sanglantes.

L’individu dans les sociétés occidentales bénéficie de droits que le contrat social, sous forme d’une constitution démocratique, lui garantit. La loi lui octroie et lui garantit ses droits politiques et sociaux, comme le droit d’être électeur et éligible et le droit à la solidarité et au travail etc.

Ces droits sont autant de conquêtes résultant de changements successifs : révolutions politiques, révolutions industrielles, guerres, révolutions sexuelles, révolutions technologiques, révolutions sociales et syndicales. L’individu dans les sociétés démocratiques avancées est encadré par un système éducatif qui produit et reproduit le bon citoyen conscient de ses droits et actif producteur de biens de tous genres.

Il est protégé par un système juridique qui garantit ses libertés et ses droits. Il vit en sécurité (très relative maintenant que le chômage et le crime organisé sont devenus le pain quotidien des pays évolués). Il revendique, il exige, il consomme ; ses exigences et ses goûts sont le moteur même de l’économie et le critère de la politique. Son opinion ménagée, recherchée, recensée et à tout propos sollicitée dans les sondages quotidiens, est le repère de la vérité du moment dans un monde en mal de repères.

Le fidèle dans la société islamique idéale à reconstruire devra être guidé dans son comportement politique par d’autres valeurs, radicalement opposées au vide moral et à l’égoïsme crispé de l’individualisme revendicateur et consommateur. L’absolu dans sa vie et dans son projet exige de lui la pratique du don.

Cette personnalité donnante est à éduquer. Tout comme les systèmes de la modernité individualiste commandent et mettent en condition le bon citoyen laïque bien-pensant et bon consommateur ; les systèmes scolaire, juridique, politique et informationnel en terre d’islam devront œuvrer de concert pour faire adopter le paradigme islamique dans les esprits et dans les cœurs, dans les mœurs et les relations sociales, dans le travail et dans la conception du rôle et de la place de la femme. Il faut encourager la vie associative dans les domaines caritatifs et humanitaires.

Voici le portrait que le Coran donne du parfait fidèle membre de la communauté fraternelle :

“Les fidèles sont des frères”. (1)

Dans la même sourate, le Coran explicite les qualités spirituelles et altruistes des fidèles, qualités qui conditionnent et prouvent qu’on est réellement frères ; le don de soi et de l’avoir est la preuve qui dément par son absence la profession de foi de chacun :

“Ne sont fidèles que ceux qui ont foi en Dieu et en Son Envoyé, ceux qui ne doutent pas, et qui font don et effort de leurs biens et de leurs personnes sur la voie de Dieu. Ceux-là sont les vrais fidèles”.(2)

Les qualités de cœur et d’esprit, les actes d’adoration et de don, la piété et l’altruisme découlent de la même intention, celle de plaire à Dieu en aidant son prochain. Ce même frémissement qui traverse le cœur du fidèle en oraison se traduit socialement par le don :

“Ne sont fidèles vraiment que ceux dont le cœur frémit au moindre rappel de Dieu, (ceux) dont la foi s’épanouit en leur cœur à la récitation de la Révélation, (ceux) qui font confiance entière à leur Seigneur,(ceux) qui accomplissent la prière et qui font dépense généreuse (sur la voie de Dieu) de partie des biens que Nous leur avons attribués. Voilà les vrais fidèles, à eux les degrés élevés auprès de leur Seigneur, à eux le pardon indulgent, à eux une dotation généreuse (au paradis)”.(3)

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(1) Sourate al houjourate, verset 10.
(2) verset 15.
(3) Sourate al anfal, versets 2-4.

Islamiser la modernité, P 208-211

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