Témoignage de François Burgat

J’ai rencontré Cheikh Abdessalam Yassine en 1987… Cheikh Abdessalam Yassine, qui me reçoit très gentiment, très chaleureusement et me consacre beaucoup de temps, je ne sais plus combien mais j’ai plusieurs heures d’enregistrement avec lui qui sont séparées par des récréations, dans son domicile de Salé…

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J’ai rencontré Cheikh Abdessalam Yassine en 1987 ; Avant cela j’avais séjourné en Algérie de 1973 à 1980, c’était là ma prise de contact avec le sud de la Méditerranée. Puis j’ai visité la Tunisie, où j’ai appris à connaître les mouvements islamiques et leurs perceptions et pionniers.

Je connaissais le Maroc pour l’avoir visité en tant que touriste et je voulais approfondir ma démarche comparative entre les différents pays du Maghreb, donc je suis allé au Maroc :  j’avais un certain nombre d’interlocuteurs, notamment Cheikh Abdessalam Yassine, qui me reçoit très gentiment, très chaleureusement et qui me consacre beaucoup de temps, je ne sais plus combien mais j’ai plusieurs heures d’enregistrement avec lui qui sont séparées par des récréations, dans son domicile de Salé. Et cet entretien a eu lieu pendant une époque de ma vie où je me comporte comme l’éponge, c’est-à-dire que je reçois des inputs qui vont progressivement affecter ma perception d’un phénomène complexe, quasi universel à l’échelle régionale, ce qu’on appelle à tort ou à raison le courant islamiste.

Et le cheikh va donc beaucoup m’influencer ; je dis parfois de façon provocante que ce n’est pas forcément ce que vous dit un acteur politique au pied de la lettre qui vous influence, mais c’est la relation humaine qui se crée ou qui ne se crée pas, ce sont les bonnes vibrations. Abdessalam Yassine est un personnage qui envoie de bonnes vibrations à un interlocuteur étranger, qui n’est pas a priori de son bord, ni religieux ni politique.

 Donc moi ce qui m’a le plus marqué ce sont les bonnes vibrations de cheikh Abdessalam Yassine.

L’un des terrains sur lequel le cheikh s’est démarqué de son interlocuteur, c’était bien sûr mon refus de raisonner à l’intérieur de la problématique religieuse, et donc il me dit notamment :

« Vous les observateurs de l’extérieur, en lisant la production des islamistes, en analysant leurs discours, vous percevez seulement la partie de l’iceberg qui est émergée, la chose commune que l’on peut voir directement, c’est-à-dire la dénonciation de la domination culturelle occidentale, la dénonciation de la mauvaise gestion des affaires, l’existence de cette injustice sociale… Ça, vous les percevez. Le reste, le non-dit ou plutôt le non perçu qui est cette spiritualité, ce retour à Dieu, pour nous l’organe spirituel n’est pas complètement oblitéré, ça existe et c’est ce qui nous réunit ».

Voilà donc un exemple de cette différence méthodologique qui nous séparait mais qui laissait quand même subsister une réelle empathie. 

 La principale différence c’est que Abdessalam Yassine accepte, reconnaît la légitimité de mes interrogations, moi je suis un politologue, je ne viens pas dans une démarche religieuse, le religieux va rester, j’ai une culture, une éducation catholique, mais la foi ne fait pas partie de mes instruments d’interprétation et ça le cheikh ne l’accepte pas ; Il dit : « Vous les occidentaux, votre problème c’est que la partie du cerveau qui gère le religieux est éteinte, vous n’êtes plus accessibles à l’homme dans sa dimension religieuse ». Il me dit ça de façon très ferme, mais de façon assez chaleureuse et assez complice.

Et puis comme j’insiste beaucoup, il accepte quand-même de répondre à des questions de nature profane, et par exemple il me donne son interprétation des pionniers de la résurgence du sentiment religieux. Il s’exprime clairement aussi sur la relation avec le soufisme puisque lui-même a eu un itinéraire :  il dit « j’étais un musulman, mon islam ne me travaillait pas beaucoup ». Après le décès de son maître, il hésite, il aurait pu prendre la direction de la confrérie, mais c’est à ce moment-là qu’il va emprunter un itinéraire qui est plus politique parce que c’est bien là que va se faire la rupture.

Cheikh Abdessalam Yassine dit : « Devant la société qui est en train de mourir, on veut de l’action, de la réaction, on veut se mobiliser ». 

Il explique de façon très nuancée qu’il ne se sépare pas du soufisme, il ne se sépare pas de la dimension spirituelle du soufisme, mais il se démarque du refus de l’engagement politique. Et puis il explique bien comment en 1974, il tape du poing sur la table en lançant ce défi.

Témoignage publié le 16 Mai 2023 sur chaine du mouvement Al-adl wal Ihssane

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