Islam et modernité

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Le prestige dont jouit le concept de « modernité » dans les esprits nous amène en fin de ce chapitre à traiter de la part de l’Islam dans l’accomplissement du fait qu’il désigne. Nous atteignons là le pic de cette mésentente se cristallisant autour de l’histoire.

Si l’on renie la participation de l’islam aux progrès scientifiques et civilisationnels de l’humanité, c’est surtout pour ne pas partager avec lui ce grand honneur d’avoir enfanté le fait moderne. Le nœud gordien de cette guerre livrée à l’historicité de l’islam réside dans le désir de s’approprier totalement la modernité qu’on considère comme le meilleur destin qui pouvait arriver à l’homme.

L’Occident revendique l’exclusivité de la genèse de cette modernité qu’il pense être le dénouement social heureux de l’homme en évolution : le nirvana de la progression sociale. Pour peu que le système moderne tourne (dans le sens d’une mayonnaise), ce qui ne saurait tarder si on continue à notre rythme actuel de la destruction écologique, on n’hésitera point alors à vouloir en partager la responsabilité avec quelques peuples écartés hier de l’histoire.

Peut-être même que c’est dans une telle perspective que l’on daigne enfin accorder quelques droits d’historicité à l’Islam ? Peut-être que demain lorsque l’homme moderne constatera que la chute est imminente, que les niños et les niñas déchaînés ont dévasté la terre, que l’humanité est revenue à la case départ, concédera-t-il alors l’affiliation de la modernité à l’Islam.

Pour l’instant le fait moderne est encore pour beaucoup la référence positive par excellence, soit parce qu’ils en jouissent directement, soit parce qu’ils sont conditionnés pour en rêver. Ainsi voit-on encore certains intellectuels locaux vous sommer de vous prononcer quant au modernisme vous traitant de blasphémateur si vous osez émettre des doutes.

Les thuriféraires du modernisme encensent des illusions. Cette idéalisation du fait moderne est due essentiellement à sa confusion avec le confort. Cette dimension obnubile et empêche de percevoir les facettes multiples de la modernité qui ne sont pas toutes aussi flatteuses. Ceux qui ne chantent que les louanges de la modernité sont les mêmes qui vivent de son côté dispensateur de bien-être.

Quid de l’avis des masses silencieuses qui vivent leur quotidien aux prises avec les revers de la modernité ?

Quid des peuples déshérités ne connaissant que le dos de la modernité ou la couleur de ses crocs ?

La promesse d’un avenir rose où le confort sera généralisé est un miroir aux alouettes. Il est matériellement impossible de généraliser le niveau de vie de l’homme occidental moyen pour la simple raison que les ressources de la terre n’y suffiraient pas. Il est impossible que les six milliards (demain ce sera le double) d’êtres humains accèdent tous au degré de confort que le modernisme effréné présente comme étant indispensable pour être un homme moderne et comme il faut.

Dominique Wolton dénigre cette manie de présenter la modernité-occidentalité comme un aboutissement naturel auquel nous accéderons tous  nécessairement :

« La sociologie évolutionniste a toujours considéré la modernisation comme le processus de transformation des sociétés entrant dans l’ère industrielle, étape nécessaire et indispensable pour accéder au développement économique, à la démocratie, à la prospérité. En fait, cette sociologie a été battue en brèche par la critique de l’universalité de tels processus. On a préféré utiliser le terme de modernisation pour étudier les stratégies suivies par les pays en voie de développement pour arriver à la construction d’une société moderne « à l’occidentale ». »[1]

Penser l’histoire linéaire est aussi ridicule que de croire la terre plate. Tout fait historique naît dans un contexte de ruptures, de contradictions, d’oppositions, de dominations. L’histoire n’avance jamais dans la continuité et la sérénité mais dans la friction et la résistance.

Le confort excessif pour les uns et l’opulence tapageuse supposent, dans la logique dialectique qui régit l’histoire, le manque, nécessairement, pour les autres. L’équilibre nécessite l’équité : celle-ci, hélas est antinomique de modernité.

Le confort « occidental » pour tous n’étant pas possible, que pourrait bien offrir d’autre la modernité :

La violence effrénée contre le patrimoine universel ?

Le néant spirituel ?

Le dialogue entre un Nord sourd et un Sud sans voix ?

La science qui traite la majorité des habitants de la terre comme des cobayes, ou des vaches à lait, ou des vaches folles, ou des vaches maigres, ou des vaches sacrées ?

Parlons des bienfaits de la modernité et de faits, très modernes.

Parlons de la politique très moderne de ces Etats riches qui achètent aux Etats pauvres le droit de traiter leur populace comme de vulgaires rats de laboratoire ou celui de polluer à leur place l’atmosphère.

Parlons de la pharmacovigilance, ce précieux service qu’offre la modernité à ses citoyens (ceux qui habitent du côté dispensateur de confort bien-sûr). Parlons de cette modernité qui pousse les enfants des pays sous-développés à faire de leur patrie une poubelle où les pays riches et très modernes viennent déverser leurs déchets nucléaires ou toxiques.

Parlons des ogives à tête d’uranium appauvri, de la vache qui perd le Nord, du climat qui se détraque, de la violence dans les écoles. Parlons et parlons encore.

Parlons à en perdre le souffle.

Parlons en mots, parlons en chiffres.

Quand les temps modernes nous sont contés en chiffres, il est plus aisé encore de s’apercevoir que nous sommes aux prises avec la période la plus dramatique jamais vécue peut-être par l’humanité.

Triste est le système qui offre le paradis terrestre à une poignée de terriens, leurs chiens compris, et qui vouent aux gémonies les damnés de la terre ; tous ceux qui ont eu l’idée saugrenue de ne pas naître du bon côté, c’est-à-dire la majorité écrasante de l’humanité.

Extrait du Livre « Toutes voiles dehors », pages 259-263.


[1] Dominique Wolton, op. cit., p. 383.

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