Le sous-développement : une notion relative ou un fardeau imposé ?
À l’aube du XXIe siècle, le concept de sous-développement demeure l’un des plus insidieux mécanismes par lesquels s’exerce une domination intellectuelle et culturelle. Mais que signifie réellement être « sous-développé » ? Ce terme, qui semble flotter au-dessus de certains peuples comme une condamnation irrémédiable, est en fait une étiquette relative, un artifice de comparaison imposé par une norme étrangère. Si le « développement » s’entend dans le cadre de la révolution industrielle occidentale, alors le « sous-développement » n’est rien d’autre que la non-conformité à ce modèle. Dès lors, la question émerge : est-ce à la lumière des seules réussites matérielles et techniques que l’on peut juger la dignité d’une civilisation, ou ce modèle hégémonique ignore-t-il une autre essence, plus subtile, plus profonde ?
Le monde moderne a, sans doute, été façonné par les forces industrielles et économiques de l’Occident, une force qui s’impose, à l’échelle planétaire, comme le critère universel de réussite. Le progrès technique, la maîtrise des sciences, la domination des marchés et l’accumulation de richesses sont devenus les mesures dominantes. L’Occident, triomphant, se pose en parangon de civilisation, érigeant ses succès en modèle incontestable. Cependant, ce paradigme est loin d’être neutre. Il est chargé de préjugés, de perspectives tronquées, et d’un impérialisme qui ne dit pas son nom. Le sous-développement, dans cette optique, n’est pas tant une carence inhérente qu’un miroir déformant qui renvoie aux nations non occidentales leur incapacité supposée à intégrer ce modèle.
1- Les failles d’un modèle hégémonique :
Mais est-il légitime de réduire la complexité de l’existence humaine à des statistiques de croissance économique, à des progrès techniques ou à des accumulations de biens ? Si l’Occident s’enorgueillit de ses infrastructures titanesques et de sa maîtrise des technologies, il traîne aussi derrière lui un lourd passif moral. Guerres coloniales, pillage des ressources naturelles, exploitation des peuples, et plus encore, une crise existentielle profonde qui mine les fondements mêmes de sa prétendue supériorité. Car dans cette quête insatiable de domination matérielle, que reste-t-il de l’âme ? Que reste-t-il des valeurs spirituelles qui définissent la profondeur de l’être humain ?
L’idée que la richesse matérielle et la puissance technologique soient les seules boussoles du progrès est une vision réductrice, une vision qui fait fi des échecs moraux et éthiques qui, bien souvent, accompagnent ce développement. Les peuples dits « sous-développés », s’ils sont peut-être en retrait sur le plan technique, ne sont-ils pas porteurs d’une autre forme de savoir ? Un savoir qui transcende l’accumulation des biens matériels, qui cherche à réconcilier l’homme avec lui-même, avec la nature et avec le divin ? La force brute de la modernité occidentale s’acharne à imposer un modèle unique, mais dans cette course effrénée vers un « progrès » aveugle, elle a perdu de vue l’essentiel : le sens, la sagesse, et cette quête intime du pourquoi de l’existence.
Imam Abdessalam Yassine disait : « Ainsi pourrons-nous adapter les procédures scientifiques et techniques pour régler nos rapports à la nature et les mettre en coordination avec nos rapports à Dieu et aux hommes. Ainsi chercherons-nous la voie de construire un système économique servant la finalité d’une société fraternelle » 1
2- Vers une nouvelle définition du progrès :
Il ne s’agit pas de nier les avancées impressionnantes réalisées par les sociétés occidentales dans les domaines techniques et scientifiques. Mais la question que l’on doit se poser, avec un regard critique et réfléchi, est celle de la finalité. Ce progrès matériel, s’il n’est pas accompagné d’un progrès spirituel, moral et éthique, ne conduit-il pas l’humanité à sa perte ? Alors que nous nous trouvons au bord d’une destruction mutuelle – symbolisée par la menace nucléaire, la crise environnementale, et les inégalités mondiales exacerbées – que signifie véritablement le développement ?
Pour les sociétés musulmanes, la question n’est plus de savoir si elles doivent adopter les modèles imposés de l’extérieur, mais de déterminer quelle forme de progrès elles souhaitent incarner. Il est grand temps de redéfinir nos propres critères de développement, non pas en rejetant les apports de la modernité, mais en les intégrant dans une vision plus vaste, plus holistique, où la technique sert l’épanouissement de l’âme, et non l’asservissement de l’homme par la machine. Le véritable développement ne peut être que celui qui place l’être humain, avec ses besoins spirituels, moraux et éthiques, au centre de toute entreprise de progrès.
Selon Imam Abdessalam Yassine : « L’idéal libertaire de la jahiliya de l’Ouest comme l’idéal de son homologue de l’Est s’absorbent dans l’idéal d’efficacité à tout prix, de progrès matériel aux dépens du progrès de l’homme, de croissance de l’Economie qui se résout dans la violence sur la nature et la compression de l’homme.
Le progrès technique permet de désorganiser la société en substituant aux rapports interhumains des rapports avec l’obsédante machine. La famille est détruite, les liens communautaires faits d’urbanité et d’entraide sont rompus. Le milieu technique et l’urbanisme anonyme abritent la violence, engendrent les mentalités métalliques et favorisent les attitudes égoïstes. » 2
Conclusion
Ainsi, il devient impératif de dépasser cette dichotomie simpliste entre développement et sous-développement, et de se réapproprier notre propre définition de la réussite. Une définition qui ne se mesure pas uniquement à l’aune des chiffres, mais qui embrasse la totalité de l’expérience humaine, dans toute sa richesse et sa diversité. C’est en retrouvant cette unité perdue, entre le matériel et le spirituel, que l’humanité pourra véritablement avancer. Le chemin est ardu, mais il est porteur d’une promesse plus élevée, d’une renaissance non seulement des sociétés musulmanes, mais de l’humanité tout entière.
« Le présent des sociétés jahiliyennes, balayées par le tourbillon de la croissance-progrès, est notre avenir si, dès maintenant, nous ne choisissons pas la voie d’une civilisation autre, d’une civilisation où le progrès matériel qui satisfait le critère d’efficacité ne neutralise pas la volonté et l’effort de l’ascension morale et spirituelle de l’homme. » 3
1- Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’Islam p42
2- Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’Islam p52
3- Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’Islam p54