La Pensée de l’Imam Yassine : Entre Authenticité Fondatrice et Futurisme Conquérant

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Comment allier la fidélité à une Révélation intemporelle et l’intelligence d’un monde en perpétuelle mutation ? C’est à cette question fondamentale que l’œuvre de l’Imam Abdessalam Yassine s’efforce de répondre. Sa pensée, loin d’être une simple glose du passé, se déploie comme un projet de renaissance civilisationnelle articulé autour de deux pôles en tension créatrice : un enracinement absolu dans l’authenticité prophétique et une projection audacieuse vers l’avenir. Le cœur de cette vision réside dans ce qu’il nomme la « Méthode Prophétique » (Al Minhāj an-Nabawī) : une voie de réforme globale pour l’individu, la société et l’État, qui puise sa sève aux sources originelles de l’islam — le Coran et la Sunna.

I. Le Modèle Prophétique : Ancrage dans l’Authenticité Originelle

Pour l’Imam Abdessalam Yassine, tout projet de renouveau est vain s’il ne s’ancre pas dans le modèle paradigmatique de l’histoire musulmane : l’époque du Prophète — que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui — et celle de la suppléance (Khilafa) bien guidée. Il ne s’agit pas d’un retour nostalgique, mais d’une réactualisation dynamique des principes qui ont permis la première et plus grande transformation de l’histoire. Cette période fondatrice est unique car elle fut le théâtre d’une interaction directe entre la Révélation et la vie ici-bas, entre le Ciel et la Terre.

La Génération Coranique : Matrice du Renouveau

De la jāhiliyya (ignorance) où elle était plongée, la société pré-islamique fut sauvée par une transfiguration radicale : l’éducation prophétique (tarbiya). De cette matrice naquit la génération des Compagnons. Si un esprit aussi pénétrant que Sayyid Qutb la juge « unique » et inimitable dans sa perfection, l’Imam Abdessalam Yassine la définit plutôt comme le « modèle éternel » (al-namūdhaj al-khālid). Pour lui, cette génération n’est pas une relique sacrée du passé, mais un idéal vivant à réactualiser. Son secret résidait dans sa relation au Verbe divin : le Coran n’était pas un texte à débattre, mais un commandement à exécuter, une interpellation à laquelle il fallait répondre sur-le-champ. Omniprésent, il façonnait leur quotidien, corrigeait, apaisait, orientait. Voilà pourquoi leur foi n’était pas un sentiment abstrait, mais une force incarnée, visible dans leur éthique, leurs relations sociales et leur sens du sacrifice, comme l’immortalise le Coran :

« …et ils leur donnent la préférence sur eux-mêmes, même s’ils sont dans le besoin. » (Sourate Al-Hashr, verset 9)

Cet altruisme n’est que le fruit d’un cœur poli par la lumière prophétique et la certitude de la foi (al-yaqīn). C’est cet idéal humain, façonné par le Prophète, qui demeure la boussole et la source d’inspiration pour toute communauté aspirant à la justice et à la réforme.

II. La Méthode du Renouveau : De la Tarbiya Individuelle à l’Organisation Collective

Diagnostiquant l’état actuel de la communauté musulmane comme une période de fitna (épreuve et chaos généralisé), l’Imam Yassine refuse tout fatalisme. La reconstruction de la vie des musulmans passe par une méthode rigoureuse qui refuse à la fois l’archaïsme stérile et l’assimilation à une modernité déracinée.

Cette méthode s’articule sur deux piliers indissociables :

  1. L’éducation (at-tarbiya) : Avant de changer le monde, il faut éduquer des hommes et des femmes dont le cœur est vivifié par la foi. Le projet de l’Imam est d’abord spirituel. Il vise à éduquer une génération de croyants solides, dont la spiritualité se traduit en action et en engagement.
  2. L’organisation du collectif (at-tanzīm) : La piété individuelle, si nécessaire soit-elle, est insuffisante pour relever les défis civilisationnels. L’élan spirituel doit être canalisé et structuré au sein d’une organisation forte et disciplinée. Comme il l’écrit dès les premières pages de La Méthode Prophétique :

« Une fois éduquée une génération de foi et d’engagement total, la science de l’organisation devient nécessaire : celle qui structure les partisans de Dieu en phalanges unies, dont la force et la cohésion portent leur édifice au niveau de l’aspiration à l’effort suprême et des défis majeurs que l’Islam et les musulmans affrontent aujourd’hui.  »¹

Cette « science de l’organisation » est la réponse stratégique à des forces hostiles toujours mieux organisées. Pour l’Imam, l’ère des réactions émotionnelles et désordonnées est révolue ; l’heure est à la planification, à la vision stratégique et à la construction de structures solides.

III. La Vision Futuriste : rebâtir la Suppléance

L’horizon de ce projet de renaissance est clairement identifié : l’avènement d’une « seconde Suppléance sur le modèle de la prophétie » (khilāfa ‘alā minhāj an-nubuwwa), conformément aux annonces prophétiques. Pour l’Imam, il ne s’agit pas d’une utopie à attendre passivement, mais d’un objectif historique à construire activement.

L’Islam Demain : Certitude et Exigence

La conviction profonde qui irrigue toute sa pensée est que l’avenir appartient à l’islam. Si Sayyid Qutb a écrit « L’avenir est à cette religion », l’Imam Yassine intitule l’un de ses maîtres-ouvrages L’Islam demain, affirmant que l’humanité, pour son salut, n’a d’autre choix que de se tourner vers les principes de justice, d’équilibre et de spiritualité portés par l’islam.

Dans un autre ouvrage au titre choc, Islam ou Déluge, il lance un avertissement solennel qui rappelle l’appel du prophète Noé à son peuple : monter à bord de l’arche du salut qu’est la sharī’a (comprise dans sa globalité spirituelle et éthique) ou périr dans le déluge de l’injustice, de l’oppression et de la misère.

Construire cet avenir exige une lecture lucide du présent et une préparation sur tous les fronts, en application du verset coranique :

« Et préparez pour eux tout ce que vous pouvez de force… » (Sourate Al-Anfâl, verset 60)

Cette « force » n’est plus seulement militaire. Elle est économique, scientifique, culturelle, médiatique et, aujourd’hui plus que jamais, numérique. La maîtrise des outils de notre temps est un levier stratégique indispensable à la souveraineté et à la transformation.

Conclusion

La pensée de l’Imam Abdessalam Yassine est une pensée de la jonction. Elle relie le passé le plus pur — l’exemple prophétique — au futur le plus espéré — la Suppléance restaurée. Elle suture la foi intérieure et l’action politique, l’exigence spirituelle et la nécessité organisationnelle. Loin de proposer une simple réforme, elle appelle à une refondation complète, un projet global qui allie l’authenticité de la source à l’intelligence de l’époque, dans une dynamique d’espérance agissante, de responsabilité historique et de mobilisation collective.

¹ Abdessalam Yassine, La Méthode Prophétique, p. 2.

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