Du néant sacralisé à la renaissance spirituelle : Emmanuel Todd, la « défaite de l’Occident » et la méthode prophétique d’Abdessalam Yassine

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Introduction : Quand le vide devient dieu

En 2023, alors que l’Ukraine s’enlise dans une guerre d’usure et que Gaza hurle sous les bombes, Emmanuel Todd publie La Défaite de l’Occident (Gallimard, 2023), une analyse sévère et lucide du monde occidental contemporain. L’historien et anthropologue y forge un concept saisissant : l’« état religieux zéro », un stade de civilisation où l’homme, ayant rejeté tout au-delà, finit par sacraliser le vide. Todd écrit :

« Ce que j’appellerai « l’état religieux zéro” va produire, dans certains cas, le pire : une déification du vide » (La Défaite de l’Occident, p. 32).

Ce constat radical nous interpelle à plus d’un titre. Il ne s’agit pas d’un simple affaiblissement du religieux, mais d’un effondrement ontologique, où plus aucune transcendance ne vient borner la toute-puissance du marché, de la technologie ou de la force. Dans ce contexte, les guerres ne sont plus encadrées par une quelconque éthique ; elles deviennent expression pure d’un nihilisme actif.

Mais au-delà du constat, surgit une question plus brûlante encore : peut-on penser une alternative ? Et si cette alternative existait déjà, dans les profondeurs du message prophétique, relu à la lumière des défis contemporains ? C’est ce que propose l’Imam Abdessalam Yassine (1928–2012), au sein d’une production intellectuelle dépassant la quarantaine d’ouvrages, parmi lesquels figurent des textes majeurs tels que La Révolution à l’heure de l’Islam (1980), Islamiser la modernité (1998), Al-Iḥsān (1998) et La Méthode prophétique (al-Minhāj an-Nabawī).

I. L’Occident vidé de Dieu : critique de l’ »état religieux zéro »

L’idée développée par Todd est que le retrait de Dieu ne laisse pas un vide neutre, mais un trou noir métaphysique. L’homme s’y retrouve sans repères, sans finalité, livré à une technique devenue folle et à une économie sans limites. La crise n’est pas seulement morale ou sociale, elle est anthropologique : l’homme occidental ne sait plus pourquoi il vit, pourquoi il meurt, pourquoi il crée.

Todd observe :

« Le monde moderne occidental peut fonctionner sans croyance religieuse, mais pas sans religion de substitution. » (La Défaite de l’Occident, p. 77)

Ce vide devient le nouveau dieu. Il se manifeste :

Dans l’utilitarisme extrême, qui transforme tout en marchandise (l’enfant, l’utérus, la vérité).

Dans le relativisme cognitif, où toute vérité est suspecte d’abus de pouvoir.

Et dans le nihilisme guerrier, qui traite la chair humaine comme un déchet recyclable, de Marioupol à Rafah.

Le diagnostic est sans appel. Et pourtant, Todd n’esquisse aucune sortie. C’est ici qu’intervient la pensée d’Abdessalam Yassine.

II. La réponse prophétique : de l’absurde à la présence divine

Abdessalam Yassine, dans Islamiser la modernité, identifie dès les années 1990 cette même crise du sens. Il écrit :

« Islamiser la modernité commence par un cri d’alerte adressé à l’homme moderne dont la vie est fiévreusement amputée par l’instantané. Islamiser la modernité, c’est le secouer de sa torpeur et l’empêcher de trébucher et de basculer dans le néant du non-sens qui le guette à chaque instant. La pauvre victime y trébuche en fait, y bascule, s’y enfonce ! » (Islamiser la modernité, p. 22)

Contrairement à Todd, l’Imam ne se contente pas d’un constat : il propose une voie de réenchantement. Cette voie n’est ni un retour nostalgique à un âge d’or, ni une fuite mystique, mais une méthode prophétique (al-minhāj an-nabawī), articulant :

Le souffle spirituel (la relation vivante à Dieu),

La justice sociale (al-‘adl),

Et le renouveau civilisationnel (al-tajdīd).

Dans « Al-Iḥsān »(Le bel-agir), il développe ce qu’il nomme « Le véritable dénuement devant la Majesté de Dieu »:

« Le véritable dénuement devant la Majesté de Dieu, c’est l’ardeur sincère du désir vers Lui, le détachement authentique des parures illusoires du monde et de sa bassesse, la lucide conscience de notre faillite intérieure lorsque le serviteur ignore le sens de sa création et le but de son existence. Tel est le rang sublime où Dieu élève qui Il veut : Il le pousse, par les fouets de la nécessité, à se tenir au seuil de son incapacité, jusqu’à ce que s’ouvrent les passages de la proximité.

Là, des hommes s’embrasent d’une sainte colère pour Dieu en un éclair ; ils ne trouvent d’autre offrande que de livrer leur être tout entier pour complaire à leur Seigneur : ils se vendent en bloc — « Certes, Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens » (Cor. 9 : 111).

Là encore, la couronne du martyre et la station de véridicité sont offertes à ceux qui ont voué leur existence à Dieu, sans jamais détourner leur regard de Sa Face généreuse, jusqu’à ce qu’ils tombent, soit sur le champ de bataille, soit dans les cercles de la stratégie de l’effort continu et de la réforme de la communauté. En eux resplendit l’heureuse annonce : victoire ou martyre. Leurs chemins se sont alignés sur la voie de ceux que Dieu a comblés de Sa grâce : prophètes, véridiques, martyrs et vertueux. Quelle excellente compagnie !» (Al-Iḥsān, t. 1, p. 426)

Cette dépendance ontologique, loin d’être une faiblesse, devient le fondement d’une force intérieure inaltérable.

III. Les dix vertus prophétiques : une anthropologie du sens

L’Imam Abdessalam Yassine ne s’arrête pas à l’introspection. Il propose un modèle complet de formation de l’homme croyant, basé sur dix vertus fondatrices (al-khiṣāl al-‘ashr) :

1. La filiation spirituelle (ṣoḥba) et esprit de groupe (Al Jamaa)

2. La présence à Dieu (dhikr)

3. La véracité (ṣidq)

4. Le don de soi (Al badl)

5. La connaissance (ʿilm)

6. L’œuvre de bien (ʿamal)

7. La noble attitude (Assamt al hassan)

8. La retenue (tou’ada)

9. Cheminement et économie (Iqtissad)

10. L’effort consacré (jihād)

Chaque vertu correspond à une facette de l’être humain et s’oppose frontalement à l’homme éclaté de la modernité. Le but est de reconstruire une subjectivité intégrale, enracinée dans le divin, utile à la société, tournée vers la vérité.

IV. De la critique à la Qawma : espoir, méthode et conditions

Si Todd constate l’épuisement d’un cycle, l’Imam Abdessalam Yassine appelle à l’émergence d’un nouveau souffle historique, qu’il nomme Qawma (soulèvement, redressement). Celui-ci n’advient ni par le seul spiritualisme ni par le seul activisme. Il suppose une double condition :

Dépendance totale à Dieu — la force du cœur

Préparation rigoureuse des moyens — la force de l’action

Ce double fondement est enraciné dans le Coran :

« إن الله لا يغير ما بقوم حتى يغيروا ما بأنفسهم »

“Dieu ne modifie pas l’état d’un peuple tant qu’ils ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes” (Coran, 13:11)

La Méthode prophétique devient alors un projet de transformation globale :

Éducation spirituelle dans la durée

Organisation sociale juste et éthique

Mobilisation des compétences  au service de la miséricorde

V. Pour une écologie prophétique du sens

Le monde de Todd est en ruine car il a perdu son axe vertical. La méthode d’Abdessalam Yassine propose de le reconstruire selon une triple écologie :

Crise contemporaine : Remède prophétique

Déification du vide : Présence continue à Dieu

Atomisation sociale : communauté éducative

Mercantilisme total : Économie au service d’une justice humaine et d’une transcendance sur la bestialité ambiante.

Violence du logos : Miséricorde comme boussole de l’action

Cette écologie du sens permet d’ordonner le monde sans l’idolâtrer, d’islamiser la modernité sans s’y dissoudre, et surtout d’habiter la terre avec responsabilité.

Conclusion : Le Verbe contre le Vide

Ce que Todd dénonce comme « défaite » n’est peut-être que la fin d’un monopole historique : celui de l’Occident comme matrice unique du sens. La vacuité qu’il décrit, loin d’être une fatalité, peut devenir le creuset d’une renaissance — si, et seulement si, une parole alternative, enracinée dans la Révélation et tendue vers l’universel, se fait entendre.

Là où Emmanuel Todd voit la fin d’un monde, Abdessalam Yassine entrevoit le commencement d’un autre. Ce qu’il perçoit comme effondrement irréversible — l’implosion morale, l’assèchement spirituel, la fatigue historique de l’Occident —, l’Imam le lit comme le passage douloureux d’un monde à l’agonie vers une aube prophétique en gestation.

La Méthode prophétique n’est pas une nostalgie en quête d’un passé perdu, mais un projet d’avenir fondé sur le rappel de Dieu et la reconstruction de l’homme, du cœur jusqu’à la cité. Ce n’est pas un repli, mais une sortie par le haut : spirituelle, éthique, civilisationnelle.

Là où Todd pose un point final, l’Imam place une basmala.

Là où la modernité s’effondre sous le poids de son propre vide, la prophétie, elle, se relève, pour porter aux hommes, non un ordre imposé par la force, mais un horizon fécondé par le sens.

Dans l’échec de l’homme sans Dieu, Dieu parle encore. Et Il appelle ceux qui veulent bâtir, non pas un empire, mais une fraternité. Ceux qui croient, non pas à la domination, mais à la promesse :

« إن الأرض لله يورثها من يشاء من عباده والعاقبة للمتقين »

« La terre appartient à Dieu, Il en fait hériter qui Il veut parmi Ses serviteurs. Et la fin est pour les pieux. » (Coran, 7 :128)

Ce n’est donc pas la fin. C’est le seuil. Pour qui entend. Pour qui espère. Pour qui répond.

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